Ayant trouvé sur des livres et quelques ex-libris de ma collection le chiffre 4 écrit d’une façon particulière, cela m’a intrigué et j’ai désiré en connaître la signification. La réponse de Mme Meyer-Noirel fut claire et précise: ce graphisme se nomme couramment le 4 de libraire ou le 4 de chiffre. Or, sur les 5 exemplaires portant ce chiffre 4 que j’avais sous les yeux, trois appartenaient à des négociants: DEFOSSEUX, EMONIN, MALFAIT (fig. 9, 5 et 10); un à un peintre-verrier: DACQUET (fig. 2) et le troisième seulement à un libraire: GONFREVILLE (fig. 6 & 7). J’en déduisis que ce chiffre 4 ne représentait pas uniquement la profession de libraire, mais signifiait aussi autre chose.
En lisant le no 227 de L’Ex- libris français, et à ma grande surprise, j’ai découvert p. 175,la reproduction d’un 4 manuscrit figurant sur l’illustration de l’article de P.-E. Wagnertraitant des Il marques de possession et ex-libris des bibliothèques patriciennes messines de la fin du XVe siècle et du début du XVIè. » D’autre part, sous la rubrique de Nicolas De HEU, j’ai découvert à nouveau le chiffre 4 posé sur un cœur partagé en 6 quartiers, lui-même posé sur de l’eau, aux armes de Nicolas De HEU (édition de Virgile par Petit, Paris, 1507). M. Wagner, contacté, me fournit quelques explications sur ce chiffre qui, paraît-il, apparaît sur de nombreuses marques typographiques dès le début du xvr siècle et me conseilla certains ouvrages.
Après recherches, j’ai découvert un libraire de Paris qui vendait un livre ayant pour titre: Etudes sur les marques au quatre de chiffre. Sur les conseils du bibliothécaire des Facultés Catholiques de Lille, je l’ai acheté. Il contenait en réalité 3 ouvrages dont 2 en fac-similé et 1 en édition originale. Il s’agit de:-DELALAIN (Paul) .-Au sujet du chiffre quatre dans les marques d’imprimeurs et de libraires. Fac-similé de l’édition de 1892-GRUEL (Léon).-Recherches sur les origines des marques anciennes qui se rencontrent dans l’art et l’industrie du XVe au XVIe siècles par rapport au chiffre quatre.-Fac-similé de l’édition de 1926.92.-MATHONIERE (Jean-Michel). -Remarques à propos du quatre de chiffre et du symbolisme géométrique dans les marques de métiers. -La Nef de Salomon, éd. 1994.
Pour Paul DELALAIN ce signe dérive d’une idée religieuse chrétienne. Il témoigne du désir qu’ont eu les imprimeurs et libraires de manifester leur soumission et leur respect à l’Église, avec l’intention d’en tirer recommandation auprès de leur clientèle et de favoriser la propagation des livres qui n’étaient pas en opposition avec les préceptes de l’Église et ne tombaient pas sous sa censure. Il remarque également que le sentiment religieux était vivace à l’époque de la découverte de l’imprimerie et que ce sont les livres religieux qui sortirent les premiers des presses: 1455 la Bible de Gutenberg, 1457 le Psautier de Jean Fust et Pierre Schaeffer et de nouveau la Bible en 1462.
La nouvelle invention pouvant rendre les plus grands services à la cause de la religion en mettant les textes saints à la portée de tous. D’autre part, l’Église en favorisa les débuts. Rome est la première ville en dehors de certaines villes d’Allemagne, où l’art naissant fut pratiqué. De même, de nombreux libraires accompagnaient leurs marque et devise, maxime ou proverbe, de versets de psaumes, de l’Ancien ou du Nouveau Testament.
Certaines représentant une allégorie, des animaux réels ou fantastiques, des plantes, des fleurs. Les sujets représentés sont souvent d’ordre religieux ou moral: la Sainte face chez Syrnon Vincent, de Lyon (1508-1534) :
-la Piété et la Justice chez Nicolas Nivelle à Paris (1583-1594) (fg.1)
-la bonne foi chez les Bering à Lyon (1545-1552)
-d’ordre philosophique: -l’opinion chez Jean Macé, Paris (1556-1582),
-l’occasion, chez Robert Foué, Paris (1797-1642)
-d’ordre mythologique: -Pegase chez les Wechel, Paris (1522-1573)
-Persée tenant la tête de Méduse chez Macé-Bonhomme, Lyon (1544-1560)
En conclusion pour M. Delamain: la théorie la plus rationnelle serait que le chiffre 4 représenterait le signe de la Croix. Quant à Léon GRUEL, il indique que le chiffre 4 se rencontre dans de nombreuses professions:
-les libraires-éditeurs, les graveurs, les peintres, les sculpteurs, les fabricants de papier et, enfin ceux qui, sans avoir aucun métier, ont voulu les imiter dans l’idée qu’ils attachaient à ce signe. On trouve des particuliers qui ont ajouté ce fameux 4 à leurs chiffres, à leurs signatures ou à leurs armoiries pour en faire des marques de possession.
Evidemment ce chiffre 4 est un symbole : Pascal n’écrivait-il pas que « 1’Ancien Testament est un chiffre »? Gruel donnant une suite de marques au chiffre 4, en cite dans différentes corporations et conclut en disant: « Pour commencer, le chiffre 4 forme un triangle, symbole de la Trinité, ensuite, on peut lui attribuer l’idée de la formation du Nouveau monde, représenté matériellement par les quatre éléments, les quatre saisons, les quatre parties du monde et, moralement par l’origine de la religion chrétienne dont la base, après Jésus-Christ, est fondée sur les quatre évangélistes et représente la vie »
Pour J .M. MATHONIERE : il est un point essentiel qui n’a pas été suffisamment abordé dans ces différentes études: celui de la géométrie. Cette lacune est d’autant plus remarquable que le quatre de chiffre ne constitue souvent que l’un des détails énigmatiques des marques, et que celles-ci regorgent d’autres signes, le plus souvent de caractère géométrique: croisillon, contre-croisements divers, arcs de cercles. Le quatre de chiffre dont la base constituée de deux V, dont un inversé, se retrouve dans de nombreuses marques d’autres métiers. Or il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une allusion au symbole du compas et de l’équerre entrecroisés dont on connaît toute l’importance dans l’emblématique des compagnons et des francs-maçons. Ainsi, lors de son arrivée dans une loge, le compagnon devait, selon un rituel précis, tracer sa marque et la justifier selon les règles de l’art. Cette marque possédait ainsi un caractère sacré pour son détenteur: la marque d’un compagnon ou d’un maître fautif était alors apposée au » Tableau des coquins » de la grande loge de Strasbourg, et cette mesure, quelquefois appliquée, semble avoir été efficace pour dissuader des maîtres et des compagnons de désobéir aux règlements. Une autre hypothèse m’a été suggérée en prenant connaissance des Monogrammes historiques d’après les monuments originaux d’ Aglaùs Bouvenne, qui reproduit, entre autres, le monogramme de Jésus Christ composé des lettres I.H.S. Or, ce monogramme présente dans les traits de la lettre H des entrelacements fantaisistes qui se rapprochent de ce 4 de chiffre. (BOULLION fig.2). Il englobe aussi une appartenance à la franc-maçonnerie, qui, à l’époque de la Révolution française était une formation religieuse. C’est ainsi qu’un article des Statuts de la Loge de Bonne Foy, où l’on répète par deux fois un verset de l’évangile de saint Jean en latin, sur lequel les francs-maçons devaient apposer leurs mains en signe d’engagement dans cette Loge.
Pour étayer cette idée de religiosité, il est intéressant de lire Les plus secrets mystères des hauts grades de la maçonnerie dévoilés, ou le Rose Croix traduit de l’anglais, suivi du Moachite, traduit de l’allemand, à Jérusalem, 1766 et de se reporter à l’article de J.-F. Chassaing sur l’ex-libris de l’étrange curé de Rennes-le-Château in E.L.F, no 225.
L’ordre des Rose Croix fut institué par Godefroy de Bouillon dans la Palestine de 1330, les Sarrasins s’étant emparés des lieux saints où se sont passés les mystères de cet ordre. Pour ma part, j’ai aussi retrouvé ce chiffre 4 dans la composition de légendes accompagnant parfois des motifs ou des ornements sur des assiettes révolutionnaires. Le chiffre 4 emprunte aux trois premières modalités leurs caractéristiques essentielles d’un trait continu qui met en évidence les diagonales du carré (la croix) et un à côté de celui–ci ; ce faisant, il met aussi en évidence un triangle, discrète allusion à un autre point fondamental de la géométrie secrète.
La quatrième arcane du Tarot représente l’Empereur assis sur son trône (fig. 3), les jambes croisées en forme de 4 et portant le sceptre usuelle globe du monde. Quelques jeux du XVIIè siècle montrent sur le côté du trône un écu figurant l’aigle impériale (autre emblème de Jupiter), tandis que le chiffre 4 est disposé entre le regard de l’Empereur et le globe. Sur le vingtième arcane (le Jugement dernier) on voit un ange sonner de la trompette en ponant l’étendard de la Croix (ex-libris EMONIN en tête de page). Ce parallélisme avec le tarot n’est pas une simple coïncidence. En effet, les milieux professionnels que nous pensons être à l’origine de cette véritable encyclopédie dite ésotérique, sont en partie les mêmes qui, quelques décennies plus tard, et dans toute l’Europe, vont largement employer ces marques, avec ou sans ce 4 de chiffre.
Plusieurs marques de libraires et d’imprimeurs mettent ainsi en évidence une construction non pas plus complexe, cette forme de géométrie étant relativement simple, mais plus développée, de nombreuses marques s’entendant verticalement. En fait, il ne s’agit pas d’un autre décryptage géométrique, mais du développement logique de ce que nous avons rencontré jusque là. Le prototype des marques verticales que nous venons d’évoquer est le globe impérial surmonté de la croix ou du 4 de chiffre, l’ensemble étant quelquefois encadré par un rectangle. La géométrie des marques semble répondre, à l’origine, à des préoccupations symboliques, il en résulte que celles-ci, de par l’essence même de la géométrie, sont principalement de nature cosmologique. Nous pouvons donc interpréter la partie inférieure de ce type de marque comme une figuration du monde terrestre (au sens de la création dans son ensemble), tandis que la partie haute figure le monde céleste ou plus exactement, si l’on se réfère au contexte chrétien: la Rédemption par l’intermédiaire de la Croix, elle-même fondement du monde terrestre.
Dans le même ordre d’idée, le remplacement fréquent du globe du monde par le cœur est une référence, soit au cœur dl ‘homme, soit au Sacré-Cœur. Le fait de voir très souvent le cœur servir de support aux lettres initiales du détenteur de la marque peut supposer que dans ce cas, il s’agit plutôt du coeur de celui-ci (ex-libris Michel GONFRE-VILLE fig. 5 et 6 CLARTÉ fig.7). En conclusion, Mathonière dit: « A moins de considérer que tout étant dans tout, plus rien n’est véritablement significatif; tous ces éléments tendant à confirmer d’une part le caractère profondément chrétien de l’usage de la marque au Moyen Age et à la Renaissance, époques où ésotérisme et exotérique n’étaient pas nécessairement contradictoires, d’autre part, la réalité de connaissances qui saurit difficilement être le fait des spéculations d’ individus isolés et qui, à défaut, de le prouver de manière définitive, suggèrent leur initiatique. »
Dans la brochure de J. B. Mercier parue en 1924 : » Mélanges d’une petite collection d’ex-libris « , un chapitre est consacré au chiffre 4 et note que, sur quelques ex-libris très peu nombreux, on trouve un signe ordinairement appelé « 4 de marchands » dans lequel certains ont vu un emblème philosophique ou cabalistique (ex-libris DEFOSSEUX (fig. 9) . Sa signification vainement cherchée pendant de longues années semble avoir été découverte, d’une manière certaine, grâce aux patientes et savantes recherches du Docteur Jourdin de Saint-Quentin, qui en a publié les résultats en 1912 dans la Bibliographie de la France. Ce signe mystérieux ne serait qu’un emblème religieux; la traduction graphique du signe de la Croix.
La maison d’édition DROZ à Genève, dont la marque avait déjà été utilisée en 1493, l’a définitivement adoptée et gardée depuis 1924.Pour elle, ce chiffre 4 serait un chrisme, c’est-à-dire le Christ régnant sur le monde.
Après cette documentation montrant que ce chiffre 4 a été employé par de nombreuses corporations : libraires, imprimeurs, marchands, peintres, verriers, papetiers (filigranes), faïenciers, tapissiers, sculpteurs, tailleurs de pierres, ferronniers, et également sur des cachets, et des ex-libris, je soumets à votre approbation que le chiffre 4 soit appelé: « signe de la Trinité » : ex-libris SAFFROY (fig. 9).
(André Planchet)